• Lettre à un ami libraire

    Salut, ami libraire

    A mon ami (petit) libraire

    Je t’aime bien, tu le sais. Parce que tu fais un beau métier, vraiment.  Un métier que j’aurais bien aimé faire moi aussi. Mais bon, maintenant, il est trop tard pour moi, peut-être dans une autre vie… !

    Ce qui m’a toujours plu dans ton métier, c’est qu’on a vraiment l’impression que vous avez le beurre, l’argent du beurre ET le sourire de la crémière. Tu vois ce que je veux dire ?

    Le beurre, c’est le statut d’indépendant, d’entrepreneur avec tout ce que cela implique : être libre dans sa vie professionnelle, avoir le pouvoir de décider en dernier ressort, avoir la possibilité de gérer les choses comme on veut sans être obligé de les soumettre à une autorité hiérarchique. Ca, c’est vraiment grisant ! Il y a des risques, certes, mais c’est la contrepartie normale de tout cela.

    L’argent du beurre, tu sais, comme moi, ce que c’est. En France on n’a pas trop le droit d’en parler, mais les initiés savent de quoi je parle. Pour peu que tu sois placé dans une rue commerçante, en ajoutant la "rentrée des classes", le rayon "papeterie et fournitures de bureau", le rayon "magazines et journaux" et la "billetterie" occasionnelle de spectacle, il t’arrive plus souvent que rarement de faire des bénéfices plus que confortables. Certes, peut-être moins depuis quelques années, avec l’arrivée d’Amazon-FNAC-Rakuten sur le marché, d’accord ! Mais assez cependant pour que tu n'aies pas à te plaindre de cet aspect des choses.

    Et le sourire de la crémière, alors ? Moi je dirais : c’est le statut d’intello lié à ton métier. Et j’ajouterai même d’intello sympa, de fantassin de la culture. Le sourire de la crémière, c’est sympathiser avec les écrivains venus faire une séance de signature dans ta librairie ; c’est la visite à chaque campagne électorale de Monsieur le maire accompagné du 5ème adjoint à la culture pour te remercier de la "contribution inestimable que tu apportes à la politique culturelle de la ville" ; c’est le client qui s’adresse à toi avec amitié et respect parce qu’il est persuadé que tu as lu tous les livres exposés dans ta librairie.

    Ca c’est vraiment la superbe cerise sur le gâteau qui vaut presque autant que le gâteau lui-même ! Je le sais : mon père et ma mère étaient des petits commerçants, des boutiquiers, comme on dit dans les milieux bobo ! Ils ont eu les deux premiers avantages, la liberté-responsabilité et aussi le fric sur le tard. Mais pas la cerise. J’ai découvert très tôt, dans les propos de certains de mes profs, l’image de beaufs, incultes et près de leurs sous qui collent à la peau du charcutier, du boucher, de la coiffeuse et du serrurier. Mais pas du libraire.

    Tu fais un super métier, l’ami, mais la société change et aujourd’hui tu as peur de disparaître. Je voudrais te consoler mais je t’avoue que je ne suis pas très optimiste sur tes chances de survie à moyen terme. La société change, les gens changent, nos habitudes de consommation changent aussi. Et les métiers s’adaptent ou disparaissent. Tu risques de devenir dans les années qui viennent ce que sont devenus les tailleurs ou le cordonniers : des commerces rares pour clientèle ringarde... ou snob.

    A mon ami (petit) libraire

    Ce n’est pas Amazon qui te tue. C’est moi, hélas, quand je commande un livre sur ce site parce que je n’ai pas envie d’attendre pour le recevoir ! Que veux-tu que je te dise ? Deux clics, c’est tellement plus facile et plus rapide que de me rendre dans ta librairie le samedi matin pour l'acheter ou, si tu ne l'as pas en rayon,  pour passer commande et passer à nouveau le récupérer dans quatre jours.

    A mon ami (petit) libraire

    Ce n’est pas la FNAC qui te tue. C’est ton fils et le mien qui, quand ils doivent préparer un exposé, préfèrent consulter des sites internet consacrés au sujet plutôt que de se rendre dans ta librairie pour acheter un livre "papier". Sans compter que toutes les œuvres tombées dans le domaine public sont offertes sur de nombreux sites ! Shakespeare, Molière, Dante, Proust sont téléchargeables gratuitement. Qui aujourd’hui ira acheter des livres papier pour comprendre l’existentialisme ou la civilisation aztèque alors que des milliers d’études très sérieuses sont disponibles gratuitement sur le Net. Que peux-tu faire contre cela ?

    La révolution Gutemberg est derrière nous, l’ami ! Prenons le parti de fêter la révolution numérique ! De toute façon, elle est là dans nos vies culturelles depuis quelques années et contrairement à ce que tu tentes de faire croire avec opportunisme, elle n’a pas attendu la Covid-19 pour entrer dans les mœurs !

    Et je vais te dire une chose : tous les écrivains qui prennent ta défense avec ostentation ou qui proposent généreusement de payer tes amendes pour te permettre d'ouvrir ta boutique, ne pousseront jamais la solidarité jusqu’à refuser de mettre en vente leurs bouquins sur les catalogues Amazon !  

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