• Bilan d’étape (ou Ce à quoi j'ai échappé)

     

    Derrière moi un long bout de vie consommée
    Devant moi, un petit bout de vie rêvée.
    À chaque fois qu’il me prend l’envie de faire un bilan d’étape, ce qui me vient en premier à l’esprit, c’est ce à quoi j’ai échappé.

    Car enfin, né au vingtième siècle, j’ai échappé aux deux guerres les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité qui ont pourtant eu lieu, toutes les deux, au cours du siècle.
    Il faut prendre bien soin de naître au bon moment et au bon endroit.
    J’ai eu de la chance : je n’ai pas passé mon adolescence dans la boue de tranchées humides à lutter contre la vermine et les rats avant d’aller me faire briser la gueule sans savoir pourquoi exactement.

    Ma jeunesse ne s’est pas terminée dans une chambre à gaz au milieu des cris de centaines de gens affolés, avec seulement quelques minutes pour comprendre ce qui m’arrivait.

    Je n’ai pas été transporté comme du bétail vers des destinations inconnues. Je n’ai pas connu l’horreur des camps de la mort. Je n’ai pas été interrogé par la Gestapo. Je n’ai pas connu le Goulag.

    Je n’ai pas été pendu par les pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive pour avoir aidé un codétenu à aller aux toilettes.
    Je ne me suis pas retrouvé garrotté par un bourreau espagnol pour avoir cru en la démocratie. Je n’ai pas été tué à genoux, les mains nouées dans le dos, la tête penchée en avant, d’une balle dans la nuque par des miliciens. Je ne suis pas mort de la dysenterie sur le front russe.
    Je n’ai pas subi les tortures du général Massu, je n’ai pas été écorché vif par le FLN.

    Je suis né au bon endroit et au bon moment.
    Je ne me suis pas retrouvé enfermé dans une cellule sans lumière pendant quinze ans, ni dans un asile psychiatrique pour avoir écrit quelques mots dans mon journal intime. Je n’ai pas été atomisé par une bombe atomique expérimentale. Même pas irradié par Tchernobyl. Je n’ai pas été lapidé, ni violé, ni prostitué.

    Je n’ai pas eu les doigts des deux mains coupés pour avoir joué de la guitare dans un stade de Santiago de Chili transformé en camp de concentration. Je n’ai pas eu l’obligation de regarder ma femme et mes filles se faire longuement violer dans un cachot argentin. Je n’ai pas été jeté d’un avion dans la mer après avoir été drogué pour que je me tienne tranquille.

    Des hommes comme moi, ni plus courageux ni plus endurant à la souffrance, ont connu tout ça, pourtant. Moi pas.

    J’ai échappé au Sida dans les années quatre-vingt malgré mon insouciance irresponsable, j’ai parcouru des milliers de kilomètres sur les routes de France en échappant aux dizaines de milliers d’accidents de la route meurtriers qui ont lieu chaque année.
    J’ai échappé aux bombes terroristes déposées chez Tatie Montparnasse et au Drugstore Saint Germain. Je n’étais pas au Bataclan le 13 novembre 2015. Normal, je n’aime pas le rock.

    En vérité, j’ai autant de raisons de louer le ciel pour le sort qu’il m’a réservé que de motifs de le blâmer pour celui qu’il a infligé à mes frères humains.

     

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