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La mort de Lucie
Pourquoi je t'aime ? Et depuis si longtemps ! Car je connais si peu de choses sur toi, finalement ! Je sais surtout que tu es morte et, paradoxalement, c’est cela qui me donne la certitude que tu as existé. Je sais aussi que ta mort fut violente et ton agonie cruelle. Car tu es morte emportée par un glissement de terrain, ensevelie sous une coulée de boue. Ca c’est une certitude, car on a retrouvé ton corps dans ce linceul d’argile rouge que t’a offert la Nature après t'avoir tuée. On sait aussi que tu fuyais. Ca aussi c’est une certitude, on a les traces de tes pas. Combien de temps a duré ta fuite, on ne sait pas : on n’a que les traces de tes derniers pas, le reste a été effacé.
A partir de ça, les enquêteurs ont tenté de reconstituer les derniers instants de ta courte vie. Ils ont d’abord affirmé que tu fuyais avec un bébé sur les bras, car les quelques traces laissées par tes pieds dans le sol imbibé d’eau étaient plus profondes du côté gauche. Tu fuyais donc avec un bébé sur les bras, ça t’a ralenti et tu as été rattrapée par le torrent de boue qui t’a brisé les os pour te faire lâcher ton bébé et l’emporter loin de toi avant de t’ensevelir.
Bien plus tard, d’autres experts feront remarquer que les brisures relevées sur ton corps sont typiques de celles provoquées par une chute de hauteur. Ils ont même pu évaluer de quelle hauteur tu serais tombée : environ 12 mètres. Tu aurais donc grimpé à un arbre pour tenter d’échapper au torrent de boue mais tu aurais perdu l’équilibre et tu serais tombée. Peut-être au moment où l’arbre lui-même était en train de céder à la force du torrent. Peut-être aussi que tu grimpais avec le bébé sur les bras et que c’est cela qui t’a perdu. Tu aurais tenté par réflexe de retomber sur tes pieds ce qui expliquerait la particularité des traces de pieds laissées sur le sol.
Aujourd’hui, on découvre des traces de crocs de saurien visibles sur les os de ton bassin. Tu as peut-être été happée par un crocodile et entraînée vers le fond selon une technique de chasse qui est propre à cette espèce depuis longtemps. Quelle horreur ! Mais ce sont certainement des blessures post-mortem car cette hypothèse se heurte au fait que l’on ait retrouvé ton corps presque intact.
La présence du bébé n’est pas certaine, mais j’aime imaginer malgré tout que tu fuyais avec ton petit sur les bras, ma petite Lucy. Car c’est certainement à cause de la difficulté de fuir avec un enfant sur les bras que les tiens - les NÔTRES, pardon - ont un jour décidé d’arrêter de fuir et d’affronter la Nature et ses dangers. En développant l’élevage et l’agriculture pour échapper aux dangers de la chasse et aux aléas de la cueillette, et en construisant des villages fortifiés pour éviter cette fuite perpétuelle. A partir de cela, viendront comme conséquences quasi inéluctables, les grandes cités, l'écriture et les lois, l’art de la guerre et l’architecture, la littérature et la poésie, la musique et le chant, la médecine et la science. La civilisation.
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