• Notre éternité perdue

    Mesdames et Messieurs,  écoutez l'histoire très triste et très pitoyable de la déchéance du clan des machos (mon clan, ma tribu, ma famille !) et du très cruel et  très misérable sort qui lui a été infligé.

    - Au début, au tout début, on avait beau vivre en clan, on ne savait pas qu’on était papa. On pensait que les femmes faisaient les enfants toutes seules. C’est vrai que le rapport entre un coup furtif datant de neuf mois et la naissance d’un petit n’était pas évident !
    Nous avons la mémoire courte, c’est ballot, hein !

    - Mais très vite, elles nous ont fait remarquer que les enfants, en grandissant, ressemblaient furieusement à certains membres du clan. On leur a répondu "mais c’est une coïncidence, nous n’y sommes pour rien !"
    Non mais ! On veut bien vous aider, mais collectivement !

    - Alors, elles nous ont fait remarquer que les petits ressemblaient aussi beaucoup à des membres morts depuis quelque temps. Et même qu'ils avaient les mêmes taches de vin, le même strabisme, les mêmes maladies rares. De là à imaginer que les ancêtres se réincarnaient dans les petits qui naissaient, il n’y avait qu’un pas ! 
    Un pas que nous avons franchi allégrement ! C'était tentant, avouez !

    - Nous nous sommes mis alors à creuser et à développer cette idée : Nous sommes immortels car chacun de nous retrouve la vie après la mort dans le corps d'un bébé, et ce indéfiniment. Nous avons donc créé des cérémonies funéraires de plus en plus solennelles et grandioses qui sont devenues des cultes aux ancêtres.
    Puis des cultes aux ancêtres des ancêtres des ancêtres jusqu'à l'Ancêtre Premier.

    - Et  du coup, nous avons découvert, parce que cela nous arrangeait désormais, qu’il y avait un rapport entre la naissance des bébés et le coït furtif neuf mois auparavant ! Les petits avaient donc désormais un papa et une maman
    Non, non, calmez-vous, chers amis ! C'était plutôt progressiste à l'époque ! 

    - Oui mais, nous avons rapidement (en à peine quelques centaines de milliers d’années) été pris d’un doute : je vais me réincarner dans les enfants des enfants que MOI j’ai faits ! Mais si l'enfant n'est pas de moi, son fils et le fils de son fils  n'auront pas mes gènes et là, je l'aurai dans le baba ! Il est vrai que dans ces temps reculés, nous coïtions (et même violions)  un peu à la va comme je te pousse !
    D'où la question qui tue : comment assurer ma réincarnation à MOI et pas celle du voisin de la yourte d'à-côté ?

    - Pour lever ce doute, pour être certains que nos enfants (et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants dans lesquels nous sommes censés nous réincarner) seraient bien de nous, nous avons un peu modifié les règles cultuelles ! Oh des petits détails techniques de rien du tout : culte de la virginité, fidélité féminine requise sous peine de mort et cantonnement aux tâches domestiques à l’intérieur du foyer pour éviter toute tentation !
    Voilà, le tour est joué, les enfants seront de MOI et c'est bien moi qui serai réincarné !

     

    - Oui mais voilà, c'était trop beau pour durer. Quelques dizaines de milliers d’années après, elles ont repris leur liberté, conquis le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent, exigé une stricte égalité avec les hommes, décidé de faire des enfants toutes seules.
    Ah les garces ! Jouez comme ça avec nos gènes et nos vies futures !

    - Pauvres de nous, qui avons perdu successivement notre insouciance sexuelle, notre réincarnation pour les siècles des siècles et notre statut de mâle dominant et de père tout-puissant, tout ça parce que des hordes de garces et de furies ont décidé de se venger de nous !
    Priez pour nous, pauvres machos, maintenant et à l'heure de notre mort (définitive et sans réincarnation) !

     

     

     

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